Carnet de voyage - Burundi
Partie 7 et fin
Le Nord
Une excursion dans le nord du pays à Busiga, non loin d’Ngozi pour rechercher quelques synergies possibles avec d’autres ateliers de transformation agro-alimentaire, m’a permis de comparer un peu la campagne du nord à la campagne de Giheta dont je connais les collines et les gens. Les discussions avec des frères ayant vécu dans les deux endroits m’ont permis d’apercevoir plus globalement le monde rural burundais. Typologiquement, la campagne du nord est plus verte, la température plus douce, le paysage moins vallonné et plus ouvert, organisé en plateaux immenses et vallées profondes, les paysages sont plus grandioses et moins variés qu’à Giheta. Mais ce sont les gens de cette campagne du nord qui ont attiré mon attention, c’était la première fois que je voyais un homme travailler dans les champs, à Giheta c’est un travail exclusivement de femmes, d’ailleurs ici les parcelles étaient plus grandes, mieux organisées, mieux irriguées ; les femmes continuaient leur labeur sans se distraire alors que je me promenais dans les marais ; tandis que là où je vis, elles posent la houe, s’amusent de ma présence, échangent quelques mots de bienvenus. Puis dans les villes, particulièrement Ngozi, les citadins sont afférés, ils transportent du matériel, travaillent, discutent, commercent fougueusement, courent, marchent, appellent, rient à pleine gorge… mais ce n’est pas l’allure penaude de Gitega, où la plupart des regards sont égarés, les déambulations nonchalantes, l’inactivité pesante dans une attente fiévreuse d’on ne sait quoi.
M’enhardissant un peu de ses observations, j’en touchais un mot à un frère du Nord qui s’en est senti particulièrement flatté mais comme la modestie est une coutume ancrée, c’est un frère de Bujumbura qui m’expliqua. Les gens de la province d’Ngozi sont considérés comme des travailleurs acharnés, qui ne craignent pas le labeur, organisés et solidaires, investis et qui regardent dans le long terme ; ce sont en quelques sortes des modèles pour les autres Burundais (qui allient tout de même respect, mauvaise foi, admiration et distanciation dans un bouillon de considération dont eux seuls ont le secret). Frère T. a d’ailleurs vécu plusieurs années de sa jeunesse dans le Nord et me confia, plus tard, dans une discussion complétement différente, que ce sont ces femmes paysannes de Busiga qui lui ont donné le goût du travail, du perfectionnisme, qui lui inculqué dans le silence du labeur l’envie d’agir et non de geindre ; il avoue que ces quelques années le révélèrent et qu’elles firent de lui un peu de ce qu’il est. Ainsi tels semblent être les gens du Nord, un autre point notable est la présence de jeunes hommes qui travaillent dans la campagne, jamais à Giheta je n’ai vu ça. La raison c’est que ces jeunes garçons partent à la ville, à Bujumbura pour s’extraire de la paysannerie ; mais à Ngozi, les jeunes restent, décident de s’investir dans le développement de leur village, de leur colline.
Mais alors le plus étonnant, c’est de voir comment est perçu par les deux populations (Nord et Centre) cet exode rural : dans le nord, un enfant de la famille qui part vers la ville est encouragé, on considère cela comme un « investissement » pour la famille, qu’il reviendra chargé de savoir et d’expérience (et d’argent) pour en faire bénéficier la colline ; mais ces jeunes-là restent à travailler avec les parents. Dans le centre, un enfant qui part est vu comme perdu, qu’il reviendra changé et qu’il aura perdu l’identité de la colline d’origine, qu’il sera forcément prétentieux et dénigrant et par conséquent dénigré, mais ces jeunes-là partent en masse. Que pouvons-nous en conclure ? Aucune idée… Les Burundais du Nord semblent donc travailleurs, tolérants, progressistes, ouverts, généreux, solidaires et ceux du Centre feignants, nonchalant, conservateurs et égocentriques ; j’ai tenté de modérer ces considérations en titillant des Burundais des deux bords et aucun n’a démenti la chose, ceux du Centre faisant part d’une étonnante autodérision et mes propos au lieu de les révolter les amusèrent. Pour ma part, je pense que la distinction n’est pas si tranchée, mais que ces caractéristiques Nord/Centre font parties d’un consensus commun propice à une taquine camaraderie entre ruraux, un peu à la « Ah mais vous dans le Nord !... T’façon les gens de Gitega… Tu me connais, j’suis pas d’Ngozi…».
En passant, petite blague burundaise sur les gens de Bujumbura (dits « nouveaux Burundais ») : Un professeur de Bujumbura demande à ses élèves : « qu’est ce qui vient après « agatas » (saison des pluies) ? », alors un élève sûr de lui répond « agasutas ! ». (Et à ce moment-là il faut rire). [La réponse qui nous parait évidente est « la saison sèche », mais un gamin de Bujumbura en entendant « agatas » ne comprend pas « saison des pluies » mais « la tasse » (pour boire un café) qui s’écrit et se prononce pareil (agatas) ; alors ce qui vient logiquement après « la tasse » c’est « agasutas » = « le dessous de tasse »). La tasse et encore moins le dessous de tasse ne sont des objets communs dans les foyers de la campagne.]
Il est intéressant de noter que la plupart des Burundais aspirent à vivre à la ville, à être « riche » et à s’enfermer dans de grandes bâtisses protégées par des murs de deux mètres de barbelés, comme les blancs (l’insécurité constante le justifiant). Certains ruraux se rendent compte de la tournure que la société prend : à l’image de l’occident, un individualisme exacerbé touche les citadins de Bujumbura, devenant hautains et condescendants ; les Burundais de la campagne ne les considèrent d’ailleurs plus comme des Burundais (car même le terme de « Burundais » n’est pas si évident, évidement on le voit comme « habitant du Burundi », mais dans la langue Kirundi, un Burundais ce dit : « humurundi » qui signifie « tibia », je n’ai pas appris les raisons de cette appellation et ni où l’allégorie se trouvait, car toujours allégorie il y a). Le politiquement correct français a convenu alors d’appeler ces Burundais citadins dont les mœurs se sont occidentalisés, les « nouveaux Burundais », permettant de mettre un mot sur cette réalité sociale sans connotations ni péjoratives, ni mélioratives.
Après la peste, le choléra
Les trois maladies qui déciment les Burundais sont, par ordre de sévérité, la malaria (palu), le sida et le diabète. En 1950, aucune de ces maladies n’existaient (sauf cas isolés). Je ne peux pas me prononcer sur les facteurs de propagation du sida car je ne les connais pas. La malaria est arrivée avec la croissance démographique (3 millions d’hab en 1961, 7 millions en 2003), autrefois, la campagne burundaise n’était quasiment que forêts tropicales et des savanes, aujourd’hui, tous les creux de vallées sont cultivés, des canaux d’irrigations ont été tracés, des bassins de récupération et stockage d’eau ont été creusés et les surfaces d’eau stagnante ont explosées, propices à la croissance, au développement et à la propagation des moustiques vecteurs de la maladie. Mais que le diabète soit la troisième maladie la plus grave au Burundi a de quoi étonner mais la raison est unique : l’évolution des pratiques alimentaires ; les deux tranches de populations touchées sont la classe moyenne et les « nouveaux Burundais », les plus aisés en somme. Le phénomène est finalement assez simple, avec l’amélioration des conditions de vie et l’augmentation des revenus, il est de coutume de traduire « l’opulence » par la diversité des plats que l’on pose à sa table, ainsi, l’on est passé des haricots rouges, de la pâte de manioc et des feuilles d’amarantes aux frites de pomme de terre, aux frites de banane, au riz, aux pâtes, tout en gardant la pâte de manioc et tout cela dans une même assiette soit du sucre, du sucre et du sucre et beaucoup d’huile. A cela, il faut ajouter la consommation de bière, encore une fois, culturellement, l’aisance se traduit dans le nombre de bières que l’on est capable d’ingurgiter (On est toujours face à ce besoin de valoriser son image sociale et surtout son porte-monnaie) et les jeunes cadres et fonctionnaires s’imposent une réelle auto-formation, jusqu’à pouvoir ingurgiter 6 bouteilles de 65cL en une soirée et, évidemment, on accompagne ces bières de brochettes de chèvre, de porc et de bœuf jusqu’à s’en péter le bide. Puis ces jeunes cadres ou fonctionnaires vieillissent, se tourne plus vers la Heineken car ça fait plus chic, puis voyant que la bière commence à mal passer, se trouvent un goût pour le whisky. L’embonpoint de ces joyeux quadragénaires en ferait pâlir Jabba le Hutt ; et avec cette profusion de sucre, d’alcool, des viandes et de gras chez une population qui mourrait de faim il y a à peine une génération, inévitablement… Diabète !
Stanley et Livingstone se sont rencontrés au Burundi.
Frère P.
Ce carnet est incomplet et laisse une image de Frère P. loin de la vérité et loin de ce que je ressens. J’avais parlé de ses crises de rire tonitruantes et pour le moins embarrassantes sous l’emprise de l’alcool, il s’avère que l’alcool n’y est pour rien, c’est tout simplement sa façon d’exprimer sa bonne humeur ; qu’importe l’alcool quand on a l’ivresse, n’est-ce pas ! D’ailleurs, à propos d’alcool, lorsque je lui ai expliqué que l’alcool, quelques soient les circonstances, était mauvais pour la santé, l’effet produit fut des plus étonnant, du jour au lendemain il avait décidé de ne plus boire, et il le fit. J’en étais scotché.
Parmi tous les frères, ce fut avec P. que j’ai eu le plus de lien, le plus de complicité. Nous étions par exemple restés sur une discussion sur la religion un peu houleuse (narrée précédemment), mais au lieu de stigmatiser nos relations, il l’a tournée en dérision et elle devint alors un sujet de taquinage sur lequel il s’avançait cependant plus que moi, m’appelant « le païen » sans l’once d’une insulte et nous en rigolions. Parfois il avait comme des sursauts de réflexions à ce sujet et me lançait, avec une farouche curiosité des « Mais finalement, tu ne crois pas en l’âme !! » ou d’autres, à quoi je répondais avec toute la prudence du monde et souvent je lui répondais que je n’aimais pas me faire des idées fixes et que tout simplement je n’avais aucune idée si l’âme existait, et c’était la vérité.
Grace à P., j’ai pu arpenter la plupart des collines de Giheta, découvert les produits locaux, les coutumes, rencontrer les gens. Il m’a appris à faire la bière de banane, à reconnaître les variétés de bananiers et d’amarantes, à griller les cacahuètes, à observer les termitières, à manier la machette, etc. Quelques fois nous avons labouré ensemble quelques terrains appartenant à la congrégation, planté le maïs, les haricots et le manioc, aussi nous partions souvent pour un petit footing en fin d’après-midi. Il m’a aussi enseigné les rudiments du Kirundi. Sa soif de partage est intarissable et non plus sa soif de connaissances ; sur quoi nous discutions souvent de nos cultures et sociétés respectives, jamais vraiment en profondeur (nous n’en sortions pas de grandes conclusions sociologiques) mais nous nous amusions surtout à en extraire les clichés, surtout les clichés Muzungu/Umurundi, sur lesquels nous jouions sans cesse, parfois à en choquer un peu notre entourage.
Analyse personnelle du stage : extrait du rapport de stage.
Ces trois mois passés au Burundi ont avant tout été une aventure culturelle : plongé au cœur de la campagne burundaise, j’ai pu goûter à la vie locale, effleurer la complexité de la société traditionnelle, m’essayer à la langue du pays, le Kirundi, partager mets et boissons typiques, vivre au rythme des coupures d’eau et d’électricité, au rythme des pluies tropicales et des chaleurs torrides, arpenter les collines de Giheta, ravir mes oreilles du rythme lancinant des tambours de Gishora, flatter mes narines du parfum des fleurs d’oranger et de la terre humide, emplir mes yeux des couleurs chatoyantes des pagnes africains et de paysages vallonnés et verdoyants et égayer mes papilles aux saveurs de la bière de sorgho, du mukeke grillé, du langa-langa et des brochettes de chèvre. Ce fut aussi un voyage intérieur, introspectif éveillé par une certaine solitude, une immersion totale, une perte de repères puis l’apparition de nouveaux, l’influence de la philosophie de vie des Burundais, mon combat de longue haleine pour casser « le mythe du blanc » pour devenir homme parmi les hommes et non « muzungu » (blanc) parmi les « barundi » (burundais).
Le stage fut aussi un enseignement socio-professionnel incroyablement enrichissant, construit dans l’évolution quotidienne de mon rapport avec les opérateurs de l’atelier. Je suis arrivé gonflé de motivation, de volonté de partage avec une approche passablement prétentieuse du type, certes un peu caricaturée, d’un « toute ma vie j'ai investi du temps, de l'effort, de l'argent dans mon éducation, mon apprentissage, je pense posséder un capital de savoir, etc. et je souhaite en faire bénéficier ceux qui ne l'ont pas eu, arriver dans cet atelier et leur expliquer comment améliorer leurs produits, comment optimiser la production… », débarquant avec mes gros sabots d’élève ingénieur dans un univers et un monde dont je ne connaissais ni les codes, ni les pratiques, ni les stigmates, ni les préoccupations. Mon désir fort ambitieux d’aider et de faire progresser l’atelier s’est heurté à ce que, d’un point de vue occidental, nous pouvons appeler « passivité ». Un découragement violent m’a submergé les premiers jours suivi d’une conséquente remise en question. J’ai alors changé mon approche, mis de côté « ma mission » et intégré progressivement, finement, à tâtons, l’équipe. Il m’a fallu pas moins de deux semaines pour travailler manuellement et quotidiennement avec les associés ; un de mes premiers efforts, aussi aberrant que cela paraisse, fut de prouver qu’un blanc pouvait aussi travailler de ses mains. Une fois la machine lancée, la coopération a été mutuellement fructueuse, les objectifs de la mission se sont redessinés (grâce au soutien de frère T., m’aidant à comprendre et saisir la culture burundaise) et des résultats positifs, des perspectives et l’implication de l’équipe dans le projet furent de belles victoires. Je pourrais qualifier cette coopération d’une douce « co-adaptation » construite dans la subtilité de compromis mutuels. L’apprentissage du Kirundi fut le vecteur le plus puissant de l’élaboration de ces bons rapports humains.
D’un point de vue professionnel, ces trois mois furent épanouissants : je me connaissais déjà un goût pour le travail en autonomie et les responsabilités et c’est ce qu’il m’a été offert au CFR. Ce qui fut nouveau ici, fut de devoir monter mes propres projets dans un cadre d’attentes spécifiques, de devoir jongler entre les différents acteurs impliqués, discuter ; rencontrer des professionnels en se déplaçant dans le pays afin de partager les expertises mais surtout de mettre en place des synergies entre les ateliers agro-alimentaires du Burundi, chercher des partenaires, etc. J’ai de plus eu la chance de travailler pendant dix jours avec Mr M., professeur à l’ESA en viticulture, ce rapport étudiant/enseignant privilégié fut plus qu’agréable et enrichissant d’autant qu’il s’agissait d’un travail de recherche exploratoire : passionnant.
Ces rencontres m’ont ouvert sur l’importance des coopérations, la notion de synergie mais aussi sur le monde du développement (complexe et parfois houleux) où l’on ne change pas le monde du jour au lendemain avec seulement de la sueur et de la bonne volonté : la part de chance, de circonstances, de contexte politique y sont aussi pour beaucoup et il faut y allier tact, patience, humilité.
-Discours d'adieu au CFR-
-Enfants de Giheta-
-Rwantare, le roi de la brochette de chèvre. Giheta-
-Tambourinaires de Gishora-
-Caméléon dans la savane arborée de Giheta-
-Mante religieuse (Pseudocreobotra ocellata). Giheta-
-Criquet ravageur du manioc-
-Port de Ruyigi-
-Bururi-
-Forêt primaire (Kibira) de la réserve de Bururi-
-Chutes de la Karera-
-Mont Héa-
-Grenouille. Source du Nil-
-Bord du Lac Tanganyika. Bujumbura-
-Giheta-